Etudes
sur les disparités socio-spatiales de la métropole marseillaise
Une
photographie précise d’une fracture profonde
Il y a un an et demi, Patrick Lacoste avait présenté à
Pensons le matin une étude sur les disparités socio-spatiales de la région
Paca. Cette analyse, produite par le Conseil régional, soulignait l’absence de
solidarité et de péréquation non seulement entre les territoires, mais aussi à
l’intérieur même des communes. La Région a fait réaliser une nouvelle étude qui
éclaire encore plus précisément les causes et les effets des multiples
atteintes au principe d’égalité entre les citoyens. Ce document, téléchargeable sur le site de la Région Paca,
a été mis en perspective, puis en débat, par Patrick Lacoste.
Cette étude sur les disparités socio-spatiales, réalisée
par le bureau d’étude Le Compas, se penche sur trois territoires : la métropole Aix-Marseille, la métropole
Nice Côte d’Azur et les quartiers
d’Avignon, Sorgues et Le Pontet. La comparaison porte sur
trois périodes (1990 - 1999 - 2009) et elle
s’appuie sur un croisement inédit de sources (notamment INSEE, CAF, DGI...). L'échelle
choisie est à la fois interterritoriale, intercommunale et infracommunale. Un
découpage des communes en IRIS (ensemble d’environ 2000 habitants) permet de
collecter les données pratiquement quartier par quartier. En outre, l’analyse
porte sur des indicateurs très précis : le niveau de revenus des ménages, leur
niveau de formation, et leur taux d’activité.
Patrick Lacoste s’est plus particulièrement concentré sur
les analyses concernant l’aire métropolitaine marseillaise. Premier
constat : « L’écart entre les communes qui composent cette métropole est
croissant. Ainsi, le potentiel fiscal de Marseille reste nettement inférieur à
celui d’Aix-en-Provence (le différentiel est de l’ordre de 1 à 3) ».
Faut-il en déduire que Marseille est une ville très pauvre ? Oui, mais à
condition de préciser qu’elle est en même temps une ville très riche. En effet,
l’analyse des revenus des ménages laisse apparaître des situations sociales divergentes.
« Plus de 6 000 personnes sont assujettis à l’impôt sur les grandes
fortunes, explique ainsi Patrick Lacoste. Sur ce critère précis, Aix-en-Provence
est une ville moins riche que Marseille ».
Quartiers
riches versus quartiers pauvres ?
A l’échelle métropolitaine, les territoires les plus
riches sont concentrés sur la Communauté du Pays d’Aix et la périphérie marseillaise,
ceci expliquant la résistance de leurs élus à partager leurs ressources avec la
ville centre. A l’inverse, et sans surprise, le nord de Marseille, mais aussi
les 1er, 2nd et 3e arrondissements de la cité
phocéenne concentrent une importante population à fortes difficultés
socio-économiques. Parmi les communes les plus « pauvres », on compte
également Berre l’Etang, Marignane, Vitrolles, Port-Saint-Louis-du-Rhône.
Autre enseignement : entre 2000 et 2009, l’homogénéisation
spatiale des populations s’est amplifiée. Les riches vivent de plus en plus
entre eux et les pauvres sont de plus en plus relégués dans certains
territoires : la fracture entre quartiers favorisés et défavorisés s’est
encore accentuée. Dans le même temps, la paupérisation du centre-ville de
Marseille s’est, elle aussi, accrue. Seule exception : un partie du 2e
arrondissement, notamment la Rue de la République,
dans le périmètre de l’opération Euroméditerranée. Patrick Lacoste estime que cette
« amélioration » est le résultat d’un déplacement forcé de ménages à
l’extérieur du centre-ville, suite à l’acquisition d’une partie de la rue par
les fonds de pension Lone Star puis Lehmann Brothers et leur action féroce pour
expulser les locataires. Les luttes menées, dès 2001, par l’association «Un
Centre ville pour tous » auprès des habitants de la rue de la République, prouvent, en tout cas,
que le renouvellement urbain a été très violent pour les plus fragiles[1]. Et cette
mobilisation a rendu flagrante la nécessité de répondre aux besoins des
populations qui habitaient déjà sur le périmètre d’Euroméditerranée, avant même
que ne débute l’opération. Comme le fait remarquer Philippe Hauteville « ce
quartier est désormais le seul à Marseille où il y a effectivement 30% de
logements sociaux », notamment par le fait que la résistance des habitants
de la rue de la République a permis d’obtenir que 360 ménages soient relogés
dans des logements sociaux. Pensons le matin a déjà eu l’occasion de relayer
des analyses très critiques sur les politiques d’urbanisme et d’aménagement du
territoire marseillais[2]. Un Centre
ville pour tous a notamment décrypté les différents documents d’urbanisme
(SCOT, PLH, PLU) rédigés par la Ville de Marseille et la Communauté Urbaine
(CUM)[3]. Le
parti pris de ces documents, qui visent à planifier le développement urbain et
à rationaliser les pratiques et les usages de la ville, ne favorise absolument
pas la mixité sociale. Et Patrick Lacoste d’insister : « La CUM s’est
fixée en 2012 dans son Programme local de l’Habitat un objectif de 1500
logements sociaux par an à Marseille. En 2012, elle en a financé moins de 500 ».
Pourtant, des crédits d’Etat pour ces opérations d’aménagements sont
disponibles, mais ils ne sont pas consommés.
Diplômes,
qualifications et discrimination
L’étude sur les disparités socio-spatiales analyse
également le niveau de formation et son évolution entre 2000 et 2009. « Sur
ce critère, Marseille est classée juste dans la moyenne nationale ; un
résultat plutôt médiocre pour une grande métropole qui doit remplir des
fonctions métropolitaines dites supérieures, et avec un niveau de qualification
élevé ». En revanche, l’écart avec la moyenne nationale n’a cessé de se creuser
dans les quartiers les plus pauvres. Ainsi, dans certaines zones du 3e
arrondissement (Félix Pyat, Saint-Mauront, Bellevue) cet écart était de -9,5 en
1990. Il est passé à – 15,3 en 1999, puis à -18,6 en 2009. Et, dans le même
temps, dans les territoires riches (Le Corbusier, Lord Duveen, La
Cadenelle...), la part des diplômés de l’enseignement supérieur s’accroît plus
rapidement qu’au niveau national. « Cet indicateur souligne donc lui aussi
l’accentuation de la fracture ». De ce point de vue, le 1er arrondissement se distingue au sens où, malgré
le faible niveau de ressources monétaires, le niveau de formation des résidents
est plus élevé.
Désormais, un haut niveau de formation ne garantit plus forcément
un revenu décent. Certes, dans les quartiers aisés, les populations sont
majoritairement très bien formées, alors que dans les quartiers nord de
Marseille, la corrélation entre pauvreté et faible niveau de formation est
évidente. Mais les situations sont moins tranchées en centre-ville, où une part
non négligeable de la population cumule pauvreté et niveau de diplôme élevé.
Les femmes subissent encore plus fortement la
fracture socio-spatiale. Globalement, à
l’échelle de la métropole, 81% des femmes sont actives, contre 91% des hommes.
Les taux d’activités féminins les plus élevés se retrouvent sur les territoires
les plus riches. Ainsi, sur Marseille, seules 78% des femmes sont actives. De
même, si la surqualification concerne 19% des hommes et 27% des femmes, ce
chiffre atteint 32% des personnes qui ont en lien avec l’immigration.
L’étude confirme par ailleurs que le fait d’avoir un
parent ou un conjoint d’origine immigrée est un facteur discriminant indéniable.
Ainsi, L’indice de chômage des populations en lien avec l’immigration est
fortement supérieur à celui de l’ensemble des populations actives. Et quand
elles sont diplômées, l’indice de sous-qualification de ces populations
« en lien avec l’immigration » est fortement supérieur à celui de
l’ensemble des populations actives.
Revenus
et dépendance au travail
Les données concernant les revenus des ménages viennent
bien évidement corroborer toutes ces analyses. La moitié de la population de la
Métropole Aix-Marseille vit avec moins de 1 619 € par mois et par personne,
soit un niveau de ressources inférieur de 9€ à la moyenne de la France
métropolitaine. Marseille est donc à la fois un territoire très pauvre et très
riche puisque, dans le même temps, l’écart entre le niveau de revenu des 10%
des ménages les plus aisés et des 10% des ménages les plus démunis est
supérieur de 130€ à celui observé en France métropolitaine. La fracture
géographique est flagrante. Un exemple ? Dans le quartier Lilas-Oliviers
du 13ème arrondissement de Marseille, 77% de la population vit sous
le seuil de pauvreté. Alors que « seulement » 5% de la population est
sous ce seuil dans le quartier Estrangin du 7ème arrondissement.
Les sources de revenus diffèrent également selon les
catégories socioprofessionnelles. Dans les quartiers les plus défavorisés, la
dépendance aux revenus du travail est très forte : les gens vivent majoritairement
de leur travail. Par contre, les populations aisées, parce qu’elles bénéficient
d’un capital économique important et diversifié, sont beaucoup moins dépendantes
des revenus salariaux. Ainsi, 62% des revenus des habitants du quartier
Kalliste du 15ème arrondissement de Marseille (le quartier le plus pauvre)
viennent du travail (salaires / traitements) contre 38% pour le quartier Cadenelle
du 8ème arrondissement de Marseille (le quartier le plus riche).
Plusieurs
villes dans la ville
Nous sommes bien face à une ville à plusieurs vitesses. Des
zones étanches coexistent à l’intérieur d’une même entité administrative. Mais
elles ne cohabitent pas, et les passerelles entre elles sont de plus en plus
ténues. Patrick Lacoste identifie ainsi « trois villes dans Marseille » :
un centre très fortement touché par la paupérisation, mais qui préserve une
relative mixité sociale ; au sud, la ville de la « Côte d’azur »
qui s’homogénéise fortement et où les revenus de « la rente » sont
très importants ; la ville qui plonge et qui s’homogénéise par le bas. La
ville compte également des quartiers résidentiels favorisés, à l’intérieur
desquels habitent des retraités relativement aisés et des actifs cadres et
cadres supérieurs.
Toute analyse territoriale, aussi précise qu’elle soit,
fige des situations. Magali Lingois-Diot, directrice
de la Politique de la ville à Vitrolles, estime, pour sa part, que le découpage
du territoire en IRIS de 2000 habitants crée des aplats trop larges qui peuvent
gommer de très grandes diversités au sein des communes, voire au sein des
quartiers. « Ainsi le revenu médian des populations permet de déterminer
les quartiers qui seront prioritaires pour la politique de la ville. Avec un
tel calcul, Vitrolles apparaît comme une ville plutôt favorisée. Mais les
chiffres ne tiennent pas compte d’importantes disparités sociales. Des
territoires très fragiles risquent ainsi de ne pas être éligibles à la
politique de la ville ». Les politiques de « géographie
prioritaire » fabriquent forcément de l’injustice. Claude Renard, qui a
longtemps travaillé sur ces questions, rappelle que la Belle-de-Mai, l’un des quartiers
les plus pauvres de France, bénéficie très peu de la politique de la ville. « A
l’inverse, un lobbying politique intense a permis à des communes qui en avaient
les moyens de bénéficier de ces financements ».
Retour
au politique
Pour développer une vision la plus précise possible
de la réalité économique et sociale, il est indispensable de croiser les
données. « C’est ce vers quoi tend cette étude sur les disparités
socio-spatiales, insiste Patrick Lacoste. En combinant les indicateurs, elle
offre une analyse très précise de la situation de la métropole marseillaise ».
« Ce travail éclaire une réalité que les élus ne veulent pas voir,
renchérit Christian de Leusse. Le temps de réaction du pouvoir politique est
toujours aussi lent, alors même que les phénomènes de ségrégation socioéconomique
ne cessent de s’amplifier. De plus, ces fractures expliquent les blocages sur
la métropole. Les communes riches, qui sont situées autour de Marseille, font
tout pour freiner le processus de métropolisation ».
Comment impulser un changement d’orientation
des politiques publiques ? Les élections municipales représentent une
occasion de placer cette question de l’inégalité économique et sociale au cœur
du débat. Dans une lettre ouverte, un collectif de citoyens interpelle les
candidats à la mairie de Marseille[4]. Ce
document énumère les raisons pour lesquelles le prochain maire doit
impérativement donner la priorité à la réduction de la fracture sociale et
territoriale à Marseille.
Et,
comme le précise le sociologue Christophe Apprill, ce débat, bien évidemment,
ne concerne pas que Marseille. « L’historien et sociologue Pierre
Rosanvallon a étudié ce phénomène de creusement des inégalités en Europe et aux
Etats-Unis[5]. Il
en tire des analyses politiques sur la faillite des idées de gauche: l’idée
d’égalité ne peut plus être sérieusement portée par les partis de progrès dans
un contexte où les fractures entre les plus riches et les plus pauvres ne
cessent de s’accentuer, tandis que tous les mécanismes et les causes en sont
bien connus[6]. Quant à l’économiste Thomas Piketty, il décrypte, dans son ouvrage
« le Capital au XXIe siècle[7] »,
l’évolution de la dynamique du capitalisme. Il démontre comment, après
l’avènement du salariat au XXe siècle, la « société de rentiers »
s’est imposée au XXIe siècle. Ces travaux font écho à un phénomène de
plus en plus prégnant : la fronde contre les impôts. Ainsi, une majorité
de gens de gauche s’oppose à une plus forte taxation sur les héritages. Cet
impôt est pourtant à la base de la redistribution des richesses ». Selon
Rosanvallon, nous sommes bien là face au paradoxe de Bossuet (se plaindre des
conséquences mais en chérir les causes) : « Les hommes déplorent en
général ce à quoi ils consentent en particulier. Ce paradoxe est au
principe de la schizophrénie contemporaine. »
Etudes sur les
disparités socio-spatiales en région Paca : http://www.regionpaca.fr/amenagement-du-territoire/letude-sur-les-disparites-socio-spatiales-en-region-paca.html
Lire
également : Inégalités : les quartiers qui décrochent, ceux qui
progressent. La Provence, page 3, samedi 21 décembre 2013.
[1] Sur les actions
menées par Un Centre ville pour tous, rue de la république : http://www.centrevillepourtous.asso.fr/spip.php?rubrique47
Une recherche-action
rue de la République a été menée par Jean-Stéphane Borja, Martine Derain et
Véronique Manry : http://www.centrevillepourtous.asso.fr/spip.php?rubrique82
Sur le même
sujet : Attention à la fermeture des portes, Jean-Stéphane Borja, Martine Derain et Véronique Manry avec un
documentaire sonore de Caroline Galmot. Editions commune, 2010
[5] « Le salaire
moyen des 1% le mieux rémunérés a augmenté d’environ 14% entre 1998 et 2006, et celui des 0,01% tout
au sommet de l’échelle, de près de 100%, alors que la progression pour la même
période n’a été que de 4% pour la grande masse des salariés du bas. (…)
Dans le cas français, 1% les plus riches possèdent 24% de la richesse du pays,
et les 10% les plus aisés 62%, tandis que les 50% les moins bien lotis n’en
possèdent que 6%. » Pierre Rosanvallon, La société des égaux, Seuil 2011,
p. 12- 13. Rosanvallon se base sur l’étude de T. Piketty, « On the
long-run evolution of inheritance : France, 1820-2050 », Paris Scool
of Economics, mai 2010.
[6] P. Rosanvallon note que les « nouveaux
rapports à l’impôt et à la redistribution qui ont partout fragilisé l’Etat-Providence
(…). La connaissance sans cesse plus précise des inégalités ne conduit pas à
les corriger ». Cette « situation conduit à détruire l’idée de
démocratie (…) ; elle « déstabilise en profondeur les partis de
gauche qui s’étaient historiquement identifiés à sa promotion. » Pierre
Rosanvallon, La société des égaux, Seuil 2011, p. 19.
[7] Thomas Piketty, le Capital au XXIe siècle,
Seuil 2013.
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